Cannabis
en quête de reconnaissance
"Facts"
(Zurich)
La Confédération helvétique est le premier producteur européen
de chanvre. Sa consommation se banalise et les professionnels
aspirent à une réglementation du marché. La loi reconnaîtra-t-elle
bientôt ce fait de société ? L’herbe interdite est en plein
boom. Dans toutes les classes d’âge et toutes les couches sociales.
“Fumer, c’est un plaisir”, reconnaît Adi, 38 ans, marié, père
de famille, cadre supérieur dans une grande banque suisse. “Le
soir, je savoure mon joint comme un bon cigare.” Il y a deux
ans, la coopérative agricole Enetbrugg [située à Ossingen, dans
le canton de Zurich] a réalisé un chiffre d’affaires de 10 millions
de francs suisses [plus de 40 millions de FF] avec le chanvre.
Les plantations se font en mars. Ici, des dizaines de milliers
de plants de chanvre sont cultivés sous serre, pour atteindre
une qualité supérieure. Les méthodes de culture high-tech permettent
d’élever le taux de THC [tétrahydrocannabinol], le composant
psychotrope du chanvre qui donne des ailes lorsqu’il est inhalé
et rend cette plante si convoitée. La Suisse est le plus grand
producteur de chanvre d’Europe. Elle a largement rattrapé les
Pays-Bas, qui détenaient précédemment ce record. Environ 100
tonnes ont été récoltées en 1998. Cette année, la production
dépassera pour la première fois les 200 tonnes. Seule une petite
partie est destinée à une utilisation industrielle. 80 % du
chanvre partent en fumée - interdiction ou pas. Fumer un joint
ne choque plus personne. C’est pourquoi la consommation devrait
être autorisée et la loi sur les stupéfiants révisée cette année.
“Consommer du cannabis, ce n’est pas consommer de la drogue”,
affirme François Van der Linde, président de la Commission confédérale
pour les questions relatives aux drogues. Sur la liste des produits
toxiques, le cannabis arrive en troisième position, derrière
l’alcool et le tabac. Selon une enquête effectuée en Suisse
en 1998, presque 700 000 adultes en ont inhalé au moins une
fois dans leur vie. Environ un demi-million en consomment régulièrement.
L’Office fédéral de la police (OFP) évalue à 180 le nombre de
points de vente répartis dans tout le pays. “Les rapports de
police font apparaître une nette augmentation du commerce des
produits à base de chanvre”, confie le porte-parole de l’OFP,
Folco Galli. Il y a beaucoup d’argent à gagner. En 1998, ce
secteur enregistrait un chiffre d’affaires estimé à 100 millions
de francs suisses [410 millions de FF]. A l’époque, les détaillants
enveloppaient leur marchandise dans de vulgaires filtres à café
et les fourraient dans un petit sac en toile de chanvre rugueuse.
Depuis, le marketing moderne a fait son apparition. Les plants
sont triés à la main, puis mis sous sachets de Cellophane pourvus
d’étiquettes de couleur. Le tout avec code-barres, marque et
même le meilleur label bio. Dans certaines boutiques, comme
Chanf à Zurich, on délivre même des cartes de fidélité - anonymes
- aux clients réguliers. Pour 500 francs suisses [2 000 FF]
d’achat, ceux-ci bénéficient d’un avoir de 50 francs suisses
[200 FF]. Outre le chanvre naturel séché de fabrication locale,
Mauro Berini, le propriétaire de Chanf, vend toutes sortes de
produits dérivés - textiles, cosmétiques ou alimentaires. Comme
le chanvre ne produit aucun effet psychotrope sous sa forme
usinée de toile ou de produits pour le bain, ces articles sont
autorisés à la vente. Mais ce commerce est loin d’être rentable.
Les prix sont trop élevés et les produits ne se vendent qu’en
petite quantité. C’est la vente de cannabis qui rapporte : “Sans
cela, la plupart des commerçants mettraient la clé sous la porte”,
avoue Mauro Berini - qui a déjà eu quelques démêlés avec la
justice. Une poursuite judiciaire a été engagée contre lui après
une descente de police. Sur les quelque 180 détaillants recensés,
nombreux sont ceux qui ont des conflits ouverts avec la justice,
mais beaucoup souhaitent continuer malgré tout leur activité,
aussi longtemps que la juridiction suprême [Cour fédérale] n’a
pas tranché et que la loi n’a pas été révisée. La plupart des
boutiques s’abstiennent de vendre du chanvre aux jeunes de moins
de 16 ans. Comme des employeurs normaux, ils paient la TVA et
les charges sociales sur le salaire de leurs employés. La consommation,
la détention et le commerce régulier de cannabis sont encore
illégaux. La culture à grande échelle et le commerce florissant
sont liés au flou juridique. Le commerce de “sachets parfumés”
ou de “fleurs séchées”, comme on désigne parfois les sachets
de chanvre, est-il passible de sanctions pénales ? La position
des juges n’est pas unanime. Selon la loi en vigueur, seules
la culture et l’exploitation de la plante sont interdites dès
lors qu’elles visent à la production de stupéfiants. En revanche,
la culture à d’autres fins est libre. Les avocats des professionnels
arguent que le consommateur utilise les “sachets parfumés” comme
il l’entend et qu’on ne peut établir que le producteur ou le
vendeur a la volonté de produire des stupéfiants. Argumentation
bancale. Il y a deux ans, le propriétaire du James Blunt, un
magasin de chanvre zurichois, a été condamné à une peine de
quatorze mois de prison. La vente de “sachets parfumés” semblait
depuis lors interdite. Les boutiques comme le Biotop [à Zurich]
sont donc habilement passées aux “fleurs séchées”. En outre,
la chasse aux fumeurs opérée par la police s’avère inutile.
30 000 personnes font l’objet d’une plainte pour consommation
de cannabis chaque année en Suisse. Malgré tout, on fume plus
que jamais. Le Conseil fédéral [gouvernement] compte présenter
au Parlement un projet de révision de la loi sur les stupéfiants
dans le courant de l’année. La consommation et la détention
de chanvre et de haschisch ne devraient plus être passibles
de sanctions pénales. Une des cinq variantes de ce projet prévoit
que la culture du chanvre et le commerce artisanal soient tolérés
en Suisse. Il apparaît déjà que c’est la population qui aura
le dernier mot. La mobilisation a déjà commencé avec, en première
ligne, la Fédération helvétique des artisans et petits commerçants
et le secteur de la restauration. Les artisans sont furieux
que, au nom de la prévention, l’alcool et le tabac doivent être
intégrés à la liste des substances qui provoquent une dépendance.
“S’il le faut, nous passerons à l’action”, déclare Jürg Zbinden,
porte-parole des artisans et petits commerçants. “Le vin et
la bière font partie de notre culture et n’ont pas leur place
dans une loi sur la toxicomanie.” Les menaces de référendum
ne sont pas passées inaperçues au Parlement. Felix Gutzwiller,
député PRD [Parti radical-démocratique] de Zurich, s’inquiète
: “L’élargissement de la liste des substances pourrait mettre
en danger le projet [de révision].” L’échec de la révision torpillerait
en outre l’insertion dans la loi sur les stupéfiants de la distribution
contrôlée d’héroïne, alors qu’elle a été bien accueillie à plusieurs
reprises par les électeurs. Dans les sondages, une majorité
des personnes interrogées se prononcent en faveur de la libéralisation
du cannabis. Dix-huit cantons, le PRD, le Parti démocrate-chrétien
et le Parti socialiste y sont également favorables. Seule l’Union
démocratique du centre [UDC, parti de Christoph Blocher] reste
fermée à tout assouplissement de la législation. Pourtant, un
référendum éventuel est encore loin d’être gagné. Il existe
une foule de préjugés. Les adversaires de la dépénalisation
seraient étonnés d’apprendre que le chanvre a des racines historiques
en Suisse. Au début du siècle dernier, dans les campagnes, il
représentait un substitut bon marché au tabac, qui était très
cher. Les paysans bourraient volontiers leur “petite pipe du
dimanche” - avec le chanvre qu’ils cultivaient eux-mêmes. A
la fin des années 60, les mouvements étudiants plaidaient pour
un mode de vie alternatif auquel était associée la libre consommation
de substances tels le LSD et surtout le cannabis, carburants
psychédéliques d’une jeunesse rebelle. L’interdiction du cannabis,
en 1975, fut la conséquence directe du premier grand boom du
chanvre. En tout état de cause, il s’écoulera au moins deux
ans avant que le cannabis ne redevienne légal. Le groupement
des professionnels suisses a élaboré un projet et défini les
conditions de vente. Des groupes de travail planchent encore
sur divers thèmes comme les normes de qualité, les critères
éthiques ou les mesures de protection des mineurs. Il en ressort
que le producteur artisanal de haschisch ou de marijuana devrait
détenir une licence délivrée par l’Office fédéral de la santé
publique, tout comme les magasins de chanvre. Dans chaque canton,
des laboratoires vérifieraient la qualité et le taux de THC
des produits. On aurait le droit de fumer là où l’alcool et
le tabac sont autorisés. Le chanvre ne serait pas en vente libre
pour les jeunes de moins de 16 ans. La Commission confédérale
pour les questions relatives à la drogue soutient des propositions
similaires. La perspective de couvrir la consommation de chanvre
en autarcie est séduisante, elle a dynamisé la branche et généré
un esprit d’entreprise réaliste. Si le cannabis est légalisé,
“les marges se réduiront”, note Bernhard Mächler, l’un des 45
salariés de la coopérative agricole Enetbrugg. En attendant,
les projets d’expansion restent dans les tiroirs - et pas seulement
parce que les questions de droit ne sont pas réglées. “Nous
avons un problème de management”, précise Mächler. Il est impensable
d’agrandir la société sans recruter de nouveaux cadres. Mais,
déplore-t-il, il faut une bonne dose d’idéalisme pour s’engager
dans une entreprise qui opère encore dans un no man’s land juridique.
Simon Hubacher
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