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Ganja,
l'herbe qui déchante
En Jamaïque, l'idéal rasta est étouffé par la réalité violente
du trafic. Par HÉLÈNE LEE Le samedi 19 et dimanche 20 aout 2000
La «ganja culture» a eu un effet positif: tenir le crack à distance
grâce à l'éducation rasta - santé avant tout, le corps est le
«temple». Kingston envoyée spéciale Le groupe de rock Matmatah,
condamné pour apologie de la marijuana (Libération du 16 mai),
remarquait que rien n'était fait à l'encontre d'«apologues»
chevronnés comme Gainsbourg ou Bob Marley. Une bonne partie
de notre discothèque devrait pourtant passer à la trappe : jazz,
bouzouki, musique gnawa, rock..., le principal avocat de l'herbe
restant le reggae. En Jamaïque, où les rastas ont fait de la
ganja leur sacrement, l'herbe est l'inspiratrice d'une culture,
d'un mode de vie symbolisé par un musicien : Bob Marley. Mais
la réalité des planteurs jamaïcains n'est pas forcément idyllique,
comme l'imaginent les fans. Une plantation en plein centre de
la Jamaïque. Après avoir enjambé une demi-douzaine de clôtures
électriques et contourné des collines, voici le camp du dénommé
Winston. Il vit sous une tente faite de bouts de bâches rapiécées,
dort sur un châlit de bâtons. Levé à l'aube, il balaie la terre
battue, puis, tandis que le soleil effleure les collines, allume
son premier spliff et lit son verset quotidien. Puis il se lance
dans la course de la journée, qui va durer jusqu'au coucher
du soleil : soin des champs de ganja, arrosage, montée de talus
pour les ignames, ramassage du maïs. Gestes respectueux. Entre
chaque tâche, il revient surveiller la marmite posée sur trois
pierres, ajoutant au jus de noix de coco, les légumes qu'il
ramène des champs. Après s'être lavé sous le jet de l'irrigation,
il choisit, avec des airs de fétiche, une tête d'herbe parmi
celles qu'il a coupées quelques jours plus tôt et qui sèchent,
allongées sur un papier brun. Il soupèse une à une les hampes,
de la taille d'un bras, avec les gestes respectueux dus à une
bonne bouteille. Il y en a de plusieurs qualités : skunk, dernière
lubie des touristes ; alaska, reconnaissable par le doigt unique
dans la main atrophiée de sa feuille ; mais la préférence de
Winston va au lambsbread, le cru jamaïcain qui apporte la paix.
Lorsqu'il allume le chalice (pipe à eau) il crie «Jah Rastafari
!», et d'un bord à l'autre de la vallée d'autres rastas lui
répondent à travers le brouillard du couchant... Protection.
On se croirait dans une Utopie rasta ; on est au c¦ur d'un des
plus sinistres pièges de «Babylone». La marijuana est illégale
en Jamaïque comme ailleurs, ce qui permet aux chefs des gangs
de maintenir les prix bas et de s'assurer de la docilité des
planteurs. La plupart des rastas-paysans sont des repris de
justice, des vétérans de la guerre des gangs politiques. Beaucoup
ont voyagé, certains ont plusieurs passeports. Des millions
que génère le trafic, ils ne touchent que les miettes - mais
ils bénéficient d'une protection. Qui leur permet de cultiver
en paix ces tonnes d'herbe ? D'où vient l'irrigation, sinon
de quelque plan de financement international ? A qui appartiennent
les terres, sinon à la «couronne» d'Angleterre ? A-t-on mis
au frais des gunmen encombrants en attendant la prochaine période
électorale ? Sous l'idylle, on entrevoit le spectre des alliances
cartels/ politiques, le troc armes contre drogues ; on pense
à la collusion de la CIA et des narcotrafiquants. Les ermites
rastas des collines ne sont que le bas de l'échelle, des agriculteurs
démunis et sans droits. Leur seule échappatoire serait de devenir
soldats de la guerre du crack, dont on ne revient pas. Alors
ils travaillent dur, l'épée de Damoclès de la Loi suspendue
sur leur tête. Comme sur celle des 70 % de la population jamaïcaine
qui admettent fumer la marijuana. Pourtant, la «ganja culture»
des rastas a eu un effet positif : tenir le crack à distance.
Lorsque, dans les années 70, la CIA s'employait à canaliser
la production sud-américaine de cocaïne vers le financement
de ses armées parallèles et de ses coups d'Etat, la Jamaïque
faillit bien devenir un autre South Central, avec des crackheads
armés à tous les carrefours. Il y en a encore, entretenus par
la demande des touristes et de l'upper class, mais l'explosion
a été contenue dans les ghettos grâce à l'éducation rasta -
santé avant tout, le corps est le «temple». Même le milieu de
la musique, touché dans les années 80, a fait marche arrière
; ceux qui ne sont pas morts essayent de décrocher, Gregory
Isaacs revient avec un beau disque. Le gouvernement jamaïcain
n'en a pas pour autant décidé de légaliser l'herbe. En 1999,
il a demandé qu'une royal commission examine le problème. Mais
les innombrables rapports médicaux sont déjà tous à peu près
unanimes. Dennis Forsythe, l'avocat jamaïcain porteur du flambeau
de la dépénalisation, rappelle qu'en 1997 l'Organisation mondiale
de la santé a renoncé à publier les résultats de son enquête
sur le cannabis parce que ses conclusions étaient trop favorables
à la dépénalisation. Le problème est ailleurs, dit l'avocat
: dans les gros intérêts que nourrit le trafic, à qui la légalisation
couperait «l'herbe sous le pied»... Système meurtrier. Car si
le cannabis est d'une nocivité discutable, on ne peut pas en
dire autant du système qu'il alimente. Introduit par les travailleurs
indiens sous contrat à la fin du siècle dernier, il n'a conquis
la population noire que dans les années 30, lors du retour des
émigrés jamaïcains chassés des Etats-Unis par la crise de 1929.
Les rapports de police permettent de suivre l'interaction entre
la consommation de l'herbe et le développement de mouvements
sociaux (mouvement rasta, émeutes de 1938...). L'herbe, disait
alors la police, donne le «French pluck», une audace qui se
joue de la terreur policière. D'où le durcissement des lois
contre la ganja, une manière pour le gouvernement colonial de
mettre les fauteurs de troubles à sa merci. Aujourd'hui encore,
remarque Forsythe, la loi reste basée sur «des mythes WASP (White
Anglo-Saxon Protestant) et une idéologie raciste, plutôt que
sur une étude véridique et scientifique de la plante». Quant
aux trafics qu'engendre la mise hors la loi de la ganja, personne
ne semble s'en soucier ; pourtant ils ont nourri un système
meurtrier. Dès les années 50, c'est le gang indien Kapatula,
à Spanish Town Road, qui assure la distribution, et déjà on
subodore une collusion des milieux financiers avec les producteurs
(la principale plantation, celle du gourou rasta Leonard Howell,
appartient à un homme d'affaires libanais). Dans les années
70, la CIA utilise les pilotes passeurs de ganja pour introduire
les armes dans les ghettos, dans le but de déstabiliser le régime
du socialiste Manley. C'est aussi l'époque où les Etats-Unis
interviennent massivement en Jamaïque pour l'éradication du
cannabis. Mais l'analogie avec l'Amérique du Sud, où ce type
d'intervention n'a servi qu'à anéantir les concurrents des gangs
liés à la CIA, en dit long sur l'efficacité du système. Source
de revenus. La classe instable des planteurs est à l'affût d'une
occasion d'améliorer son sort, et les échanges qui se font,
à la limite des eaux territoriales, entre trafiquants colombiens
et jamaïcains prouvent que les deux réseaux restent liés. Dans
un pays qui détient l'un des plus gros taux d'endettement de
la planète (118 % du PNB), difficile de négliger l'importante
source de revenus que constitue la célèbre herbe jamaïcaine.
Il y a pourtant quelque espoir que la situation évolue : les
Etats-Unis ont décidé d'interrompre en 2001 l'aide apportée
à la Jamaïque au nom de la lutte contre les narcotiques et,
dès cette année, le ministre de la défense jamaïcaine est censé
prendre la relève. Lorsque l'on sait à quels problèmes financiers
fait face actuellement le pays, on imagine que priorité sera
donnée à l'éducation et à la santé, ou à la lutte contre les
posse, les fameux gangs politiques reconvertis à la distribution
internationale du crack (qui conservent leur base de repli en
Jamaïque). Mais on est encore loin du rêve des vieux rastas
qui voient l'avenir économique du pays dans la production d'une
herbe estampillée, version non alcoolisée du champagne.... ©
Libération
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